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Allongé dans l’obscurité de sa cellule, cette hutte de pierres au toit de chaume qu’il avait partagée avec frère Servius, Ninian luttait contre le chagrin qui lui serrait la gorge. Le vieux moine était mort. Son corps reposait dans la chapelle où les moines se succéderaient la nuit durant pour prier.
Demain, une tombe serait creusée près de celle d’Aneurin et on y glisserait Servius dans sa robe de bure devenue suaire.
Maintenant qu’il y était seul, sa cellule semblait à Ninian plus froide et plus nue que jamais. À moins qu’il n’obtienne de l’abbé la permission de la partager avec Priscus. Il serait peu judicieux de proposer cet arrangement pour l’instant. Pas après avoir défié l’autorité de Mewen devant la communauté. Mieux vaudrait le persuader à son insu, faire en sorte que l’idée vienne de lui…
Quelle duplicité ! Comment pouvait-il envisager de telles manœuvres ? Était-il la proie de Satan pour rêver de tromper son abbé ? Ou bien…
Une ombre se glissa dans la cellule. Il se redressa sur un coude :
— Qui va là ?
— C’est moi, Priscus. Je ne te réveille pas ?
— Non. Que veux-tu ?
— J’ai quelque chose pour toi.
Priscus s’assit près de lui et glissa dans sa main une grosse tranche de pain d’avoine tartinée de fromage de chèvre.
— Mais… d’où vient ce pain ? Est-ce ta part, Priscus ? Ou l’as-tu volé à la cuisine ?
— Ne t’inquiète pas ! Mange. Tu étais si pâle à complies[13] ! J’ai cru que tu allais t’effondrer comme ce pauvre Servius.
— Tu es pâle aussi, et plus maigre encore que moi. Je refuse de prendre ta part.
L’estomac de Ninian émit un gargouillis impossible à dissimuler.
— Ton ventre n’a pas tes scrupules, frère Ninian. Puisque je te l’offre ! Allez, mange ! Ça me fait plaisir.
Ninian ne put résister davantage et mordit à pleines dents dans le pain. C’était si bon qu’il soupira. Il s’efforça de ne pas mâcher trop vite, de bien savourer chaque bouchée. Mais la tranche fut rapidement engloutie sans que sa faim, elle, ait disparu.
— Je te remercie, Priscus. Malgré tout j’ai honte de t’avoir privé de ton pain.
Priscus prit la main de Ninian et la serra.
— Moi, j’avais honte de déguster ce festin pendant que tu criais famine dans ta cellule. Surtout après ce que tu as dit à Chanao et à l’abbé ! Je t’ai trouvé admirable, tu sais ! Personne d’autre n’aurait osé leur tenir tête !
Ninian laissa échapper un petit rire. Bien que frugal, ce repas lui avait fait du bien. La chaleur de la main de Priscus dans la sienne le réconfortait. Soudain il n’était plus seul, il reprenait courage.
— Admirable ? Penses-tu ! J’étais juste bouleversé.
— Bouleversé ou pas, tu as eu raison ! Pourquoi l’abbé écoute-t-il ce fou ? C’est pire chaque jour ! Mewen nous fait travailler comme des esclaves et nous prive de nourriture ! Tu trouves ça charitable, toi ? Tu trouves que c’est chrétien ?
Ninian médita les paroles de Priscus. Plus libre, moins sage, il disait tout haut ce que lui-même osait à peine penser.
— Tout est la faute de Chanao, chuchota Ninian. L’abbé n’était pas aussi dur avant son arrivée. Oh ! Mewen a toujours été exigeant. Mais il n’était pas impitoyable. Maintenant il est comme… possédé.
— Oui, on croirait que Chanao et lui veulent devenir des saints martyrs, marmonna Priscus. Si c’est le cas, qu’ils aillent convertir les Saxons ou les Francs ! Ils trouveront à qui parler et nous ficheront la paix !
— Priscus ! s’exclama Ninian, moitié choqué moitié hilare. Comment oses-tu parler ainsi ?
— Oh, il n’y a qu’à toi que je dis ces choses-là, répondit le garçon d’un ton rassurant. Je sais bien que tu ne t’en offusques pas.
— Si, je m’en offusque, protesta Ninian d’un ton qu’il ne jugea guère convaincant.
Ils restèrent silencieux. Puis Ninian soupira :
— Je ne supporte plus cette vie de labeur et de privations, et je ne supporte plus frère Chanao, son arrogance, son fanatisme et sa crasse !
— Ah ! Tu ne peux pas lui reprocher d’être sale ! Il pense sans doute comme saint Jérôme : « Qu’a-t-il besoin de se baigner, celui qui a été définitivement lavé par l’eau régénératrice du baptême ? »
— Tu as raison, approuva Ninian en riant. Mais je ne suis pas sûr qu’il omette de se laver uniquement par dévotion pour saint Jérôme ! Tu vois, je ne suis pas digne d’être ici. Je ne rêve que de me gaver de viande et de pommes au miel avant de plonger dans l’eau chaude des thermes.
— Ce qui n’est pas très recommandé pour la digestion…
Ninian rit à nouveau. C’était un plaisir si rare, au monastère, où sourire était considéré comme indécent ! « Une souillure de la bouche », affirmait Chanao.
— Ninian, déclara soudain Priscus avec sérieux, si nous quittions ce monastère pour une communauté moins stricte ? Il n’y a que ton amitié qui me retient ici.
Sans prendre le temps de réfléchir, Ninian répondit :
— Je vais t’avouer un secret, moi aussi je veux partir.
Son cœur s’affola. Confesser ses projets à un autre que lui, c’était un premier pas vers leur réalisation. Et celle-ci l’effrayait encore. Il enchaîna :
— Je veux rejoindre ma sœur en Bretagne. Elle m’a donné des indications sur l’endroit où elle vit. Je devrais être capable de la trouver.
Il y eut un silence. Impossible de savoir ce que pensait Priscus dont le visage était caché par l’obscurité.
— Est-ce que tu m’emmènerais avec toi, Ninian ?
Ninian n’hésita pas un instant :
— Je t’emmènerai, c’est juré.
Le jeune moine poussa un soupir de soulagement.
— Merci ! Je crois que je deviendrais fou ici, sans toi. Je n’ai pas la vocation d’être moine, je m’en rends compte maintenant. Je n’imaginais pas une vie aussi rude !
Il se tut, plongé dans ses pensées, puis demanda :
— Mais que ferons-nous en Bretagne ? Le pays est aux mains des Saxons, non ?
— Pas entièrement.
Ninian raconta brièvement ce qu’Azilis lui avait appris.
Il révéla aussi à Priscus ébahi le rôle joué par sa jumelle auprès du chef de guerre Arturus.
— Je comprends pourquoi tu parlais ainsi de ta sœur ! s’exclama Priscus. Elle doit avoir un caractère hors du commun. J’aimerais tant la rencontrer ! Et… si nous partions dès demain ?
— C’est trop tôt, répondit Ninian très vite, effrayé par l’enthousiasme qu’il suscitait.
Il se justifia en ajoutant :
— Comment paierons-nous la traversée ? À supposer que nous arrivions jusqu’à Coriallo[14] ! Nous n’avons pas de chevaux, pas de vivres, nous sommes épuisés par le jeûne, la forêt est infestée de bandits et de bêtes sauvages. Niniane avait une bourse bien remplie et un guerrier pour la protéger.
— Nous n’aurons qu’à mendier, rétorqua Priscus sans se démonter. C’est ce que faisaient les moines du désert.
— Priscus, lorsque nous quitterons ce monastère, nous ne serons plus moines.
Après un bref instant de réflexion, Priscus répliqua :
— Peut-être, mais qui le saura ? Nous aurons toujours notre tonsure et nos robes de bure ! Ah ! La cloche sonne. Je dois veiller frère Servius. Repose-toi, Ninian, tu peux dormir jusqu’à matines…
Il sortit de la cellule aussi discrètement qu’il y était entré.
Malgré sa fatigue, Ninian ne s’endormit pas immédiatement. Les événements se précipitaient : la lettre d’Azilis, la mort de Servius, l’altercation avec Mewen, la discussion avec Priscus… Le temps réglé du monastère semblait sur le point de voler en éclats.
Il sombra dans le sommeil en s’imaginant sur le pont d’un navire voguant vers la Bretagne.